La faculté de juger étant une des plus éminentes, on pourrait penser que le « réalisme » consiste à porter un jugement réfléchi sur la réalité. Mais manifestement, l’épithète « réaliste » n’est plus chez nous qu’un cliché que l’on sert pour se consoler d’un défaut d’imagination ou de pensée. Tant et si bien qu’on pourrait croire que la société a accouché d’un nouveau slogan tout à fait de notre temps : « Soyons réalistes, ne demandons rien ! »
Une telle attitude conduit pourtant tout un monde à vivre dans des réalités qui, au fond, ne sont plus de notre temps. On s’enfonce ainsi dans l’exubérance d’un monde de plus en plus surréel : bouchons infinis de circulation du matin au soir, cyclistes fauchés, étalement urbain, recul constant de la nature, fatigue, stress.
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L’auto continue de régner chez nous comme si elle était coiffée d’un diadème. Jusqu’où cela peut-il aller ? Au Texas, en 2008, on a doté Houston d’une autoroute de 26 voies, la Katy Freeway. Vous lisez bien : 26 voies. Plus de gens ont dès lors pris l’option de la voiture. Et ce réseau délirant se trouve désormais plus engorgé qu’avant sa construction ! C’est pourquoi le « réalisme » qu’invoque Denis Coderre, avec une assurance plutôt grossière, n’est qu’une manière bien terre à terre de perdre de plus en plus contact avec le monde réel. On chercherait en vain de vrais espoirs dans ce cauchemar urbain nappé de sauce réaliste si personne ne sonnait enfin l’heure du réveil.
(Jean-François Nadeau, Modérer ses transports, Le Devoir, 16 octobre 2017 http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/510455/moderer-ses-transports)