Charte des valeurs québécoises
Charte des valeurs québécoises, crucifix, fleur de lys et iris versicolore
Opinion du citoyen Antoine Baby de Saint-Antoine-de-Tilly
Lettre – La fleur de lys? Quatre trente sous pour une piastre!
Le Devoir, 15 octobre 2013 | Antoine Baby – Saint-Antoine-de-Tilly, le 10 octobre 2013 | Québec
http://www.ledevoir.com/politique/quebec/389934/la-fleur-de-lys-quatre-trente-sous-pour-une-piastre
Madame Françoise David,
Les journaux du 10 octobre 2013 nous apprennent que vous avez suggéré de remplacer le fameux crucifix de l’Assemblée nationale par la fleur de lys. « Plus rassembleuse », auriez-vous ajouté.
Tout à fait d’accord pour remiser le crucifix, mais de là à le remplacer par une fleur de lys, autant dire que nous allons changer « quatre trente sous pour une piastre ». Dois-je vous rappeler, à vous qui êtes « de souche », que la fleur de lys comme composante du drapeau fleurdelisé est une survivance ringarde du temps où le Québec était la colonie d’une France monarchique et catholique qui n’existe plus ?
S’il faut absolument remplacer le crucifix par un emblème rassembleur, c’est à l’iris versicolore qu’il faut s’adresser. Il est d’ici, il est du Québec d’aujourd’hui. Dois-je vous rappeler, à vous qui êtes de l’Assemblée nationale, qu’en l’adoptant comme emblème officiel, l’assemblée précisait qu’il remplace le lis blanc qui avait été adopté en 1963 ?
Et pendant qu’on en est aux substitutions rassembleuses, on pourrait demander au fleurdelisé d’accompagner le crucifix au Musée de la civilisation. Nous leur ferions de belles funérailles en brandissant bien haut le drapeau des Patriotes orné de l’iris du Québec. En 1838, à l’époque où ce drapeau tentait de faire surgir du Bas-Canada une république souveraine, Robert Nelson bien que n’étant pas de souche comme plusieurs autres patriotes, mettait en avant un projet de société d’une étonnante actualité. Se réclamant stratégiquement des « décrets de la Divine providence qui nous permet de renverser un Gouvernement », cette déclaration consacrait la séparation de l’Église et de l’État, assurait l’égalité de tous devant la loi et le droit de tous à l’éducation, assurait l’émancipation des autochtones et quoi encore.
Au regard du Québec d’aujourd’hui, il n’y manquait somme toute que la reconnaissance du droit de vote aux femmes. Mon propos n’est pas d’essayer de gommer le passé ; il est plutôt de savoir ce que nous en ferons. L’histoire n’est pas là pour qu’on y accroche nostalgiquement le présent. Elle nous dit plutôt ce que nous pouvons faire demain en nous rappelant ce que nous avons fait hier.
Antoine Baby – Saint-Antoine-de-Tilly, le 10 octobre 2013
Le débat sur le projet de Charte des valeurs québécoises
Dans le cadre du débat sur une éventuelle Charte des valeurs québécoises, le Centre Justice et Foi de Montréal nous invite à relire attentivement les éditoriaux de Jean-Claude Ravet reproduits ci-dessous:
Sur le danger du fondamentalisme, Relations, no 754, février 2012
Vous avez dit État laïc?, Relations, no 745, décembre 2010
L’identité contre la politique, Relations, no 720, octobre-novembre 2007
Pour un monde commun, Relations, no 715, mars 2007
Site web du Centre Justice et Foi : http://www.cjf.qc.ca/fr/index.php
Site web de la revue québécoise Relations : http://cjf.qc.ca/fr/relations/index.php
PREMIER ÉDITORIAL
Sur le danger du fondamentalisme, Relations, no 754, février 2012
Jean-Claude Ravet
Le 22 novembre dernier, un reportage télévisé de Radio-Canada a soulevé, à juste titre, l’indignation. Un imam de Brossard y affirmait d’un air enjoué que l’amputation en cas de vol et la lapidation en cas d’adultère étaient voulues par Dieu : « On ne peut rien y changer, c’est la Loi de Dieu. » Dans une lettre parue dans Le Devoir (5 décembre), des professeurs d’université et des militants pour la laïcité demandaient qu’il soit traduit devant les tribunaux pour de tels propos encourageant des pratiques inhumaines et barbares. Peu de temps après, on l’entendait de nouveau au téléjournal se confondre en excuses, ému, la voix tremblotante. On l’avait mal compris. Il respectait la loi canadienne et n’endossait pas ces pratiques. Qu’il respecte la loi, on ne peut en douter, quant à l’autre affirmation, c’est moins sûr. Sa manière de croire l’empêche, de toute évidence, de prendre une distance critique par rapport à la lettre du Coran.
On voit ici tous les bienfaits de la sécularisation. Il n’y a pas de parole de Dieu qui tienne si elle s’écarte du respect de la dignité humaine et du respect des droits fondamentaux. Elle peut être jugée et condamnée comme toute parole dégradante, humiliante, haineuse. Cela ne signifie pas, pour autant, que la sécularisation soit incompatible avec le religieux, loin de là. Une manière de comprendre et de vivre la foi chrétienne n’y a-t-elle pas grandement contribué, comme l’ont très bien montré Jean-Claude Guillebaud dans Le principe d’humanité (Seuil, 2001) et Charles Taylor dans L’âge séculier (Boréal, 2011)? On pourrait même dire, pour employer une métaphore religieuse, que la sécularisation est une grâce, en ce sens qu’elle purifie la notion même de Dieu, comme disait Simone Weil, et indique un chemin d’humanité dont les religions ne peuvent s’écarter sans renier leur origine – c’est-à-dire le cœur humain, la parole et l’expérience humaine – et risquer alors de se transformer en une monstruosité, fût-elle sacrée. Elle rappelle qu’au commencement de toute parole, même celle qu’on dit de Dieu, il y a interprétation. C’est le sésame de toute littérature, de tout art, mais aussi de toutes les religions. La beauté, la profondeur, la vérité qu’elles recèlent n’en sont pas pour autant diminuées ou niées. Comment le pourraient-elles, puisqu’elles participent de notre condition humaine, de notre humanité fragile et inquiète, assoiffée de sens, pétrie d’une dimension symbolique et imaginaire aussi essentielle que l’air et le pain?
Or, ce qui caractérise le fondamentalisme, c’est, au contraire, une fermeture du sens. Sa négation en quelque sorte. Un repli dans la certitude, au-delà de la croyance. La recherche d’un pouvoir contrôlant et d’une sécurité rassurante et fantasmée, qui esquive la liberté et la responsabilité à l’égard du monde et court-circuite le jugement critique. Il n’y a devant soi qu’un réel implacable, une évidence sans profondeur, sans interrogation, sans autres possibles. Sans interprétation. La parole n’est qu’un porte-voix d’une Vérité qui impose soumission et obéissance, en deçà de tout questionnement. Le monde, les choses, les êtres, les pensées, les actions, les paroles, les désirs – tout tend à être instrumentalisé, mis au service d’une idée et de sa logique – une idéologie au sens d’Hannah Arendt. Le fondamentalisme religieux n’est qu’une de ses manifestations. Et dans une société sécularisée, il est plus grotesque que menaçant.
On ne peut en dire autant d’une autre de ses formes : la globalisation capitaliste dont la logique mortifère se déploie tous azimuts aujourd’hui dans toute sa puissance. Banquiers, financiers, technocrates, politiciens gestionnaires, pdg, militaires, journalistes des grands médias y participent et s’y soumettent, sans état d’âme. Pliant la réalité et toutes les dimensions de l’existence individuelle et collective à son diktat. La souffrance, l’exclusion, la misère, la famine, la déshumanisation et la destruction de la nature n’ont guère de poids dans la balance du profit.
C’est dans cette froide logique instrumentale et comptable, présidant à l’aplatissement et à la marchandisation du monde, que réside le véritable danger. S’il faut dénoncer les fondamentalistes quand ils rabaissent l’humain dans l’espace public, n’en prenons surtout pas prétexte pour dénigrer toute religion – et dans ce cas précis l’islam. Comme l’art, l’imaginaire, la poésie, la littérature, la religion explore les profondeurs de l’existence humaine et traduit ses angoisses, ses soifs, ses aspirations, ses espoirs. C’est une solidarité entre croyants et non-croyants – ou autrement croyants – qu’il faut plutôt tisser dans la résistance à cette déferlante emportant avec elle toute aspérité et quête symboliques et existentielles, ne laissant en lieu et place que vide et insignifiance.
DEUXIÈME ÉDITORIAL
Vous avez dit État laïc?, Relations, no 745, décembre 2010
Jean-Claude Ravet
L’imbroglio est grand quand il est question de la place du religieux dans l’espace public. L’État est laïc, cela signifie pour les uns que le religieux devrait être exclu de tout espace étatique, et même de l’espace public pour être relégué purement et simplement dans l’espace privé. Pour d’autres, le fait que l’État soit laïc n’implique pas que les personnes qui le représentent ne puissent porter sur elles des signes religieux, ou tout au moins dans le cas de celles n’assumant que des fonctions de services et non d’autorité.
C’est un débat qui divise la population, la gauche y comprise. Mais ceux qui veulent que la laïcité de l’État soit inscrite noir sur blanc dans une déclaration d’ordre politique – rendant ainsi explicite ce qui n’est actuellement qu’implicite – indiquent cependant une voie à prendre qui permettrait, en grande partie, d’apaiser un débat qui se déroule bien souvent sur fond d’insécurité. Le politique ne doit pas se défiler pour ne laisser place qu’à des considérations juridiques. Reste à savoir quel serait le meilleur médium pour le faire : le préambule de la Charte des droits et libertés du Québec, une charte de la laïcité, ou même une Constitution du Québec, ou encore une déclaration gouvernementale? Cette question est à suivre.
La laïcité devrait être une valeur cardinale de notre société. Elle est au cœur du projet démocratique. Nous sommes en démocratie dans la contingence des affaires humaines et dans l’espace symbolique d’hommes et de femmes tous égaux du simple fait d’être des êtres humains qui sont aussi des êtres de parole. Aucun absolu, aucune vérité éternelle n’y a sa place à demeure. Là se jouent la liberté, l’égalité et la responsabilité qui nous incombent en tant qu’habitants de la parcelle du monde qui nous est impartie. Et c’est dans cette parole partagée que se construit la Cité où nous sommes tous conviés à devenir ce que nous voulons être ensemble.
Cet espace politique laïc est fondamental, et doit être défendu et renforcé, particulièrement en ces temps où il est assailli de toutes parts par les forces du marché et ses diktats qui font figure de dogmes. Comme il est un sacrilège, en d’autres lieux, pour les intégristes et leurs pouvoirs pastoraux aspirant plutôt à des pâturages pour troupeaux broutant religieusement la vérité édictée – à moins de vouloir goûter à la houlette pesante du bon pasteur!
Mais que l’État et l’espace politique soient laïcs, cela ne signifie en rien qu’il faille que ceux qui s’y meuvent en citoyens se dépouillent de leur croyance ni des signes qui pourraient en témoigner – sauf pour les fonctionnaires de l’État ayant pour fonction de gérer les conflits et ce, pour des raisons évidentes. Le contraire relève à la fois d’une méprise et d’un mépris.
La méprise vient de la confusion entre ces lieux à forte symbolique laïque et ceux qui les occupent. Ceux-ci n’ont pas à étouffer leurs convictions, leurs valeurs, leurs croyances, religieuses ou pas. Le simple fait d’être dans ces lieux invalide toute prétention à la Vérité. C’est aussi vrai pour les fonctionnaires de l’État, sauf à considérer qu’une conviction est incapable d’être au service d’une compétence. Ni l’espace public, ni l’espace politique et étatique ne sont composés de citoyens désincarnés, sans attaches, dépouillés de toute histoire et d’identité, dépourvus d’une vision du monde, d’une conception de la vie et de l’humanité – au contraire, ils sont enracinés dans la diversité des appartenances à travers lesquelles se conjugue le bien commun.
Le mépris, quant à lui, s’adresse à la religion en tant que telle. Certes, nous avons encore en tête les paroles hautaines professées ex cathedra par certains prélats de l’Église catholique, comme si Dieu dictait la marche à suivre et sommait les citoyens de s’agenouiller dans l’espace public. Cette tentation cléricale autoritaire titille encore certains nostalgiques. Mais c’est là le lot d’une infime minorité au Québec. Or, le mépris n’est pas dirigé contre elle; il englobe tous les croyants considérés comme adeptes de l’irrationalité, de l’obscurantisme si ce n’est de la violence de la religion. Et, à ce titre, ils doivent se dépouiller de tous leurs insignes honteux.
Ce jugement péremptoire sur la misère de la religion évacue la dimension symbolique et spirituelle de l’existence dont elle témoigne à sa manière, passe outre à l’humanisation qu’elle peut servir, à ses actions silencieuses, aussi désintéressées qu’héroïques contre l’injustice, la tyrannie et le mal. D’aucuns diront que ce mépris procède d’une mémoire blessée. Mais cette blessure, si tant est qu’elle est encore ouverte, il est grand temps de la panser. Pour laisser place à la solidarité de tous ceux et celles, croyants et non-croyants – ou « autrement croyants » comme aimait à le dire Michel de Certeau – qui luttent pour faire de ce monde une habitation humaine.
TROISIÈME ÉDITORIAL
L’identité contre la politique, Relations, no 720, octobre-novembre 2007
Jean-Claude Ravet
Les propos teintés de xénophobie que la Commission Bouchard-Taylor permet de monter en épingle – tant ils sont placés en exergue par les médias de masse qui n’ont de cesse de carburer à la mise en spectacle de la vie sociale –, éveillent un malaise. Mais passé ce sentiment, il ressort un constat pas moins navrant : le discours identitaire qui évacue toute dimension politique prend une place grandissante dans le débat sur les accommodements raisonnables.
D’un coté, le « eux », la multitude de communautés culturelles minoritaires, drainant avec elles certaines demandes de reconnaissance menaçantes et, de l’autre, le « nous », la majorité porteuse d’une identité nationale fragilisée par celles-ci. Entre les deux, un jeu d’équilibre où chacun devrait occuper la « juste » place qui lui revient, l’un dans la sphère privée, l’autre dans l’espace public. Comme s’il s’agissait, tout compte fait, d’atteindre un vivre-ensemble harmonieux en définissant simplement la place respective de chacun dans la société. Comme si nous n’étions pas pris dans des rapports sociaux conflictuels qui traversent toutes les communautés d’appartenance et embrassent l’État lui-même.
On ne retrouve rien ici qui renvoie à l’ébranlement radical de toute certitude identitaire, de tout fondement de la société, que symbolise le politique. En effet, l’action politique, faut-il le rappeler, surgit des brèches de l’ordre social : d’une part, en tant que conscience qu’aucune communauté dite « naturelle » n’est au fondement de la vie sociale – fut-elle symbolisée par la nation – et que rien, aucun destin, aucune nature ne justifie l’injustice et l’inégalité sociale; et d’autre part, en tant que lutte commune contre les structures sociales de domination, au nom de la dignité humaine.
Tout rapport à l’identité, passé au crible du politique, affleure dès lors comme construction imaginaire, sans pour autant que l’on puisse déduire par là qu’il relève d’une illusion. Au contraire, l’imaginaire se manifeste comme constitutif de notre rapport au réel. Mais de même que celui-ci passe par le langage, créant ainsi une distance, un vide entre les choses, les êtres et soi qui a pour nom « monde », de même toute identité, individuelle ou collective, nourrie de récits, de mémoires, de regards, d’expériences vécues, n’est jamais collée à soi ni univoque; un vide s’y loge qui a pour nom « altérité » et permet de penser un « monde commun ».
Nous mesurons ainsi l’écart qui sépare du politique la mise en scène d’un « nous » sans failles qui nous est servi à satiété dans le débat public. Comment sentir alors les liens qui nous unissent – grâce à ces identités plurielles et par delà celles-ci – dans la lutte contre l’exclusion, la précarité et l’exploitation qui sont souvent les causes d’un repli identitaire? Il n’est pas étonnant que les courants conservateurs trouvent là matière à « sortir du placard » avec bruit et fracas. Ils aiment à jouer la nation contre la démocratie, le culturel contre le politique, manière bien à eux de participer à la dépolitisation de la société. Tel Mathieu Bock-Côté, par exemple, ils appellent à se mobiliser autour d’« institutions fortes », à ne pas craindre de se sacrifier au destin de la nation plus grande que soi. Comme s’il s’agissait de se tourner vers une transcendance irradiant sur nous sa grâce. Cet appel cache mal une intention moins dévote de domestiquer le mouvement social, la « racaille » démocratique, et de biffer l’antagonisme social. Une démocratie, d’accord, mais disciplinée dans laquelle les élites accapareuses ont revêtu les habits respectueux de représentants de la nation.
C’est le combat qu’ils nous proposent. Étrange voix d’un autre temps – chant de sirène – qui tourne le dos à ce qui devrait pourtant être l’objet urgent de notre agir collectif : l’emprise de plus en plus grande du Capital sur notre existence, les formes de vie sociale et le travail. Elle contraint à se mutiler, à se doper, à s’humilier, à ravager la terre, à saborder ses propres conditions d’existence, au nom d’une pure logique mercantile, comme autant de façons de se soumettre à son destin. C’est contre cette fatalité qu’il faut s’insurger et mener la lutte politique nécessaire pour harnacher l’économie financiarisée. Cela n’exclut pas, bien entendu, le combat pour la souveraineté. Encore faut-il ne pas perdre de vue l’horizon de la globalisation sous lequel il est mené, et le projet politique dont il doit être résolument porteur, pour ne pas se voir entraîné à son corps défendant plus avant dans la logique marchande, que ce soit sous le label de la Nation inc. ou comme destin inscrit dans le ciel de l’histoire.
QUATRIÈME ÉDITORIAL
Pour un monde commun, Relations, no 715, mars 2007
Jean-Claude Ravet
Les récents débats autour des accommodements raisonnables sont des signes encourageants, même si parfois ils dérapent en jugements hâtifs, en préjugés teintés de xénophobie, montés en épingle dans les médias. Ils révèlent une chose simple et nécessaire : un besoin de lien social, de culture commune, de reconnaissance d’identité collective. Ce besoin est criant devant une pluralité culturelle qui appelle au dialogue et peut-être davantage, sous l’effet uniformisant de la mondialisation capitaliste. Car ce que ces débats publics soulèvent comme une poussière tenace sur un parquet ciré, c’est l’irréductible pluralité humaine, avec ses rapports symboliques au monde, puisant dans le langage, la culture, la religion, l’engagement social et politique, les mots et le sens de son humanité particulière. Entraînés tête baissée dans la mêlée de la modernisation marchande, on s’était crus libérés de ces préoccupations identitaires. Elles reviennent comme fantômes à exorciser, pour les uns, comme épouvantails à agiter pour d’autres; pour d’autres encore ce sont des formes de vie étrangères et déroutantes à accueillir et à interroger.
Il y a là quelque chose de profondément insécurisant parce qu’inédit, mais riche de promesses pour la société québécoise et son projet politique, qui ne peut se réduire à n’être qu’une simple affaire de bon voisinage, de civisme et d’accommodements, même si cela est de mise. Mais les lieux sont rares pour répondre adéquatement à ce défi et déjouer les crispations. Certes, l’espace public médiatique – lieu privilégié de nos sociétés où se trame encore la représentation d’un monde commun – s’est donné ces derniers temps des forums pour animer la réflexion sur les questions du vivre ensemble. C’est un point positif. Mais il reste que les grands médias sont généralement pris dans les mailles d’une logique mercantile : ils animent le divertissement, distraient des responsabilités citoyennes, intègrent docilement au marché, plus qu’ils ne soulèvent les débats, éveillent les consciences ou soutiennent l’engagement pour la justice sociale – tout cela bien peu rentable. Le récent détournement de sens d’un sondage, par le plus grand quotidien du Québec, publiant à la une qu’une majorité de Québécois se disait raciste, est un bel exemple de sensationnalisme mercantile et du mépris avec lequel il traite ses lecteurs. Plus efficaces, mais avec un champ d’action beaucoup plus restreint, sont les nombreuses organisations communautaires qui œuvrent sur le terrain à tisser des liens entre les communautés, prenant à bras-le-corps cette responsabilité de mise en dialogue interculturelle essentielle.
Ce travail de longue haleine ne représente cependant qu’un aspect du vivre ensemble démocratique. Il ne suffit pas. Il requiert également le concours d’un espace politique qui jouerait pleinement son rôle rassembleur, mais qui manque cruellement à l’appel, fragilisé par les assauts d’une logique technocratique qui ne cesse de l’instrumentaliser. Ce rôle indispensable est de poursuivre le dialogue en l’ouvrant à une lutte commune en faveur de la justice et du bien commun, à travers laquelle la pluralité peut se tresser en solidarité. La constitution d’un monde commun est à ce prix. Le caractère radicalement conflictuel de toute vie sociale – ses rapports de force, ses antagonismes – n’y est pas masqué mais affronté comme un enjeu central. Sa visée, en fin de compte, est de mettre en scène un parti pris, constitutif de la société, issu des luttes et actions politiques et soutenu par elles : un universel, distillé à même le particulier. Il permet ainsi de distinguer entre ce qui est privé et ce qui est public; entre ce qui est public et ce qui est politique; entre ce qui est singulier et ce qui est commun; et parmi des normes et des valeurs, celles qui représentent ce vers quoi la société, grâce à sa médiation politique, a décidé d’aller.
Le réinvestissement par les citoyens de toute origine – et les politiciens! – de l’espace politique est ainsi un passage obligé du vivre ensemble démocratique. Tâche exigeante, certes, car ce qui lui tient lieu et place, actuellement, a plutôt l’air d’un guichet de salle d’attente qui reçoit à la pièce les demandes et les gère une à une, troquant ainsi la citoyenneté pour un clientélisme. Tout à fait adaptée à la marchandisation rampante de la société, cette privatisation de l’espace politique est cependant impropre à une démocratie qui ne se paie pas de mots, où autonomie et liberté se conjuguent avec solidarité et responsabilité.
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Voir aussi le Webzine, été 2013, volume 20, numéro 70, au http://www.cjf.qc.ca/userfiles/file/VE/ETE_2013/BULL_Vol20-No70_Pluralisme-et-communaute-des-egaux.pdf
Sommaire du numéro 70 du Webzine :
La culture publique commune et la question nationale. Par Michel Seymour
La laïcité comme expression des «valeurs québécoises» : un nouveau chapitre de la culture publique commune? Par Stéphanie Tremblay
Réflexions d’un juriste sur l’idée d’interdire le port de signes religieux aux agents de l’État. Par Pierre Bosset
Recension de livre : L’interculturalisme – Un point de vue québécois. Par Gregory Baum
À Lévis, au Québec, est-il encore permis d’ôter son voile à la Vérité ?
La longue saison de la Charte des valeurs québécoises vient de commencer. Le vent souffle fort : voyez voler les voiles !
À Lévis, au Québec, est-il encore permis d’ôter son voile à la Vérité ?
Bien sûr que oui ! Qui voudrait s’interdire de le faire ?
Cette gravure de Charles-Nicolas Cochin fils montre la Raison et la Métaphysique ôtant son voile à la Vérité (partie supérieure).
Une « Charte des valeurs québécoises » vouée à l’impasse
CENTRE JUSTICE ET FOI (site web : http://www.cjf.qc.ca/fr/index.php)
9 SEPTEMBRE 2013 – PRISE DE POSITION DU CENTRE JUSTICE ET FOI
Une « Charte des valeurs québécoises » vouée à l’impasse
Depuis 30 ans, le Centre justice et foi est préoccupé par les enjeux du vivre-ensemble. Dès sa fondation par le regretté jésuite Julien Harvey (1923-1998) et jusqu’à aujourd’hui, ce centre a été le lieu d’une réflexion constante sur la citoyenneté, sur la diversité culturelle et religieuse, de même que sur le modèle de laïcité pouvant le mieux répondre au parcours historique et aux légitimes aspirations nationales du Québec. Le projet gouvernemental d’une « Charte des valeurs québécoises » ne peut donc que nous interpeller.
Électoralisme et confusion
D’emblée, rappelons que dans son rapport publié en 2008, la Commission Bouchard-Taylor a clairement documenté qu’il n’y a pas, au Québec, de problèmes ou de dérives graves en matière d’accommodements raisonnables. Ceux-ci sont déjà balisés et représentent un outil indispensable pour la résolution de situations particulières, reliées à la gestion de la diversité, auxquelles aucune société moderne n’échappe. Cette commission relevait toutefois une « crise de perception » des accommodements (surtout de ceux à caractère religieux) au sein de la population – crise alimentée par des cas la plupart du temps non représentatifs et montés en épingle dans les médias. Pour assainir le climat social, elle recommandait donc, entre autres, l’élaboration d’un livre blanc sur la laïcité.
Malheureusement, le gouvernement du Parti libéral d’alors, conscient qu’il n’avait aucun profit partisan à tirer de cette démarche, a préféré ignorer cette recommandation fondamentale. Et voilà que cinq ans plus tard, le gouvernement du Parti québécois se replie sur un controversé projet de Charte des valeurs en lequel il espère trouver son propre intérêt électoraliste – avec, selon toute vraisemblance, l’appui négocié de la Coalition avenir Québec.
Le débat qui s’annonce est donc bien mal engagé. D’abord, parce qu’il entremêle trop d’enjeux qui ne sont pas du même ordre : liberté de conscience et de religion, principe de l’égalité homme- femme, neutralité de l’État, rapport entre minorités et majorité, place du religieux dans l’espace public, patrimoine historique et culturel, valeurs et identité nationales. Ensuite, parce qu’il repose sur une fausse prémisse : celle qu’il y ait des « valeurs » typiquement québécoises et, dès lors, qu’il soit possible de légiférer sur celles-ci.
Mais de quelles valeurs parle-t-on? La seule identifiée, jusqu’ici, c’est celle de l’égalité homme- femme. Ce principe est certes fondamental et, plus qu’une « valeur », c’est un droit. Mais l’État va-t-il s’en servir maintenant pour stigmatiser des citoyennes et les contraindre à des choix déchirants? Car si aucune femme ne devrait être forcée de porter le voile, aucune ne devrait non plus se voir forcée de le retirer contre son gré pour avoir accès à un emploi (ou le conserver) dans la fonction publique ou parapublique. Ce serait là instrumentaliser le droit à l’égalité pour créer en fait une nouvelle inégalité entre les femmes. Ce serait aussi risquer de passer à côté des véritables inégalités socio-économiques qui perdurent, entre hommes et femmes, dans notre société.
Un modèle de laïcité à clarifier
Pour éviter cette confusion, il serait sage de recentrer la discussion sur le modèle de laïcité québécoise. En effet, un inconfort perdure manifestement au sein de notre société quant à sa manière de comprendre et de définir son rapport au fait religieux.
Ainsi, il serait fondamental que nos institutions politiques et les enceintes de nos assemblées délibérantes soient neutres (ni crucifix à l’Assemblée nationale, ni prière au début des réunions de conseils municipaux). On pourrait également demander à des personnes qui représentent de façon particulière l’autorité de l’État de s’abstenir de porter des signes religieux. Mais au-delà de quelques fonctions précises, ne perdons pas de vue que c’est l’État et ses institutions qui doivent être laïcs – et non pas les personnes qui y travaillent.
Enfin, sur un sujet aussi délicat, il est important de préserver un climat social de tolérance, d’ouverture à l’autre, de refus des récupérations démagogiques et des dérapages xénophobes. À
cet égard, nos élus ont une responsabilité particulière. La laïcité doit favoriser l’égalité de tous. Il serait déplorable de la brandir pour discriminer des personnes, stigmatiser leurs appartenances ou convictions religieuses, ou les exclure de certains secteurs d’emploi.
Oser un projet rassembleur
Au début des années 1990, Julien Harvey avait proposé la notion de « culture publique commune » comme base de discussion pour une délibération politique portant sur l’intégration de tous et de toutes à un véritable projet de société québécois. Cette notion n’était toutefois pas de l’ordre d’un contenu définitif et figé. Elle devait demeurer dynamique et évolutive. Elle ne pouvait non plus s’identifier simplement à la culture du groupe majoritaire – qui n’est lui-même ni unanime ni monolithique. Or, c’est justement dans ces ornières que risque de tomber le projet de Charte des valeurs. Pour éviter l’impasse, ne serait-il pas fécond de revisiter les intuitions de la culture publique commune?
Cette dernière, au Québec, prend d’abord consistance autour du fait français. Elle s’incarne ensuite dans des institutions gouvernementales, juridiques, culturelles, sociales et économiques qui nous sont propres. Elle se manifeste aussi dans une volonté collective de poursuivre un parcours historique spécifique en Amérique du Nord (parcours constitué d’événements passés soumis à diverses interprétations, mais également ouvert à l’apport d’enrichissements continuels). Elle s’affirme, enfin, dans le partage d’acquis sociaux et de mécanismes de solidarité, obtenus à travers diverses luttes et mouvements citoyens. On le voit bien, cette culture publique commune est donc loin d’être une identité mythique, exclusive et non conflictuelle – contrairement à ce que laisse présager le projet de Charte des valeurs.
Institutionnaliser cette culture publique commune grâce, entre autres, à l’élaboration d’une constitution (incluant la Charte de la langue française, la Charte québécoise des droits et libertés, et notre modèle de laïcité) : voilà certainement un projet qui serait plus rassembleur et mobilisateur pour l’affirmation de l’identité québécoise que l’inquiétant débat sur « les valeurs » dans lequel veut nous plonger le gouvernement actuel.
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